Hommes. Sculptés dans la pierre. à Zürich

Tout en haut du monumental escalier contemporain qui identifie depuis 2016 la nouvelle aile du Musée National Suisse de Zürich, un grande pierre s’impose, en surplomb des visiteurs qui grimpent. Le bloc est grossièrement taillé et se dresse comme un menhir. Le signal est fort : on va découvrir une exposition où les objets présentés auront la brutalité des origines.

Monolithe de Bevaix, canton de Neuchâtel / Ve mill. BC

Si elles n’appartiennent pas aux débuts de l’Homme ni même à celles de l’Art, les stèles rassemblées ici ont une originalité archéologique et ethnologique unique : ce sont les premières oeuvres de grand format - ou objets, ou monuments, la dénomination précise n’est pas facile puisqu’elle doit s’appuyer sur l’usage qui était fait de ces pierres, or il était multiple - retrouvées en nombre dans les territoires de ce qui sera plus tard l’Europe. Le tout premier témoignage d’une production mobilière figurative née en plusieurs points du continent et globalisée à son échelle.

Les temps évoqués sont lointains : c’est le Néolithique et le début de l’Âge du Cuivre, c’est à dire que nous parlons encore de Préhistoire - ni l’écriture ni l’urbanisme n’ont été inventés - même si celle-ci est alors dans sa dernière phase. Nous sommes entre le Ve et le IIe millénaire avant J.C. (il y a entre 6.500 et 3.500 ans ; par comparaison, les Pyramides d’Égypte ont 4.500 ans) et les groupes humains du Paléolithique ont commencé à se regrouper et se sédentariser dans des villages nés d’une nouvelle maitrise de la Terre par deux innovations : l’élevage et l’agriculture.

Scénographie de l’exposition “Hommes. Sculptés dans la pierre”

Plus de 1.300 stèles ont été retrouvées à ce jour - avec en gros, 1/3 en France, 1/3 dans la région de la Mer Noire et le reste dans divers endroits de l’Europe, de l’Irlande à l’Espagne en passant par l’Allemagne et la Scandinavie ; les plus anciennes provenant de Corse - mais d’autres viennent régulièrement s’ajouter en fonction des fouilles et du hasard. Une quarantaine sont présentées dans le musée, prêtées par des institutions suisses, italiennes, françaises…. C’est la première fois qu’une exposition est consacrée à ce sujet et si tous les objets ne sont pas, individuellement, spectaculaires, leur réunion l’est et permet de découvrir tout un pan d’un moment des plus décisifs de la société à l’aube de l’Histoire.


Dressées les unes près des autres sur le parcours - superbe, pédagogiquement et esthétiquement - imaginé par les scénographes, ces stèles révèlent immédiatement leurs traits de similitude : elles sont anthropomorphes et gravées de détails de parties de corps et d’accessoires récurrents. Selon les régions et les périodes - et sans doute la qualité du commanditaire ou de l’honoré - la sculpture est plus ou moins travaillée et déchiffrable. Les blocs de pierre sont taillés pour être dressés verticalement et sculptés dans une forme humaine synthétique identifiable par la ligne des épaules et de la ceinture, le volume et les organes de la tête et la présence schématiques des membres supérieurs ou inférieurs avec mains et pieds. 

Gauche : Arco 2 & Arco 6, Stèles / 3.000-2.500 BC (Museo Alto Garda, Riva del Garda)

Droite : Treschietto, Stèle / IIIe mill. BC (Museo delle Statue Stele Lunigianesi)

Les accessoires sont réduits à quelques objets seulement : des colliers, des ceintures, des poignards. La raison est significative. Elle rend compte d’un phénomène nouveau qui se met en place avec les regroupements humains qui s’effectuent partout à cette époque : l’accès à la propriété de la terre, donc à la richesse et avec elles, au statut et au pouvoir. Une hiérarchisation sociale surgit, accompagnée de ses conflits inévitables. Colliers et ceintures sont les signes de la réussite et de la place sociale dans la communauté, les poignards ceux de la puissance… et de la défense. Dans les deux cas, des objets de métal, le matériau le plus rare et précieux qu’on puisse alors imaginer.

Arco 1, Stèle / 3.000-2.500 BC (Museo Alto Garda, Riva del Garda)

Ces stèles devaient être placées dans des sanctuaires honorant des ancêtres ou des personnalités importantes du groupe. On en a retrouvé sur des lieux funéraires : certaines marquaient des sépultures. Peut-être que d’autres figuraient des divinités ou des héros. Quelques unes sont criblées de petits trous grossièrement creusés : on s’est rendu compte qu’ils avaient été faits pour récupérer un peu de poudre de pierre, sans doute dans un but superstitieux prophylactique. Les textes n’existant pas, il faut compter sur les intuitions des archéologues et sur les rapprochements qu’une exposition comme celle-là permet. Ici, c’est très clair, on est en présence d’un système de pensée et de création similaire qui s’est diffusé en Europe et sur d’autres continents, notamment l’Asie. Exactement au même moment, d’autres « grandes pierres » surgissaient d’ailleurs un peu partout dans le monde : les mégalithes.

Scénographie de l’exposition “Hommes. Sculptés dans la pierre”

Vers 2.500 ans avant J.C, le culte du Soleil apparaît : des rayons peuvent entourer la tête des personnages, créant une sorte de couronne, un attribut de pouvoir appelé à un grand avenir. Les représentations anthropomorphes vont alors se faire plus rares jusqu’à disparaitre totalement aux alentours de 1.500 avant J.C., signalant un changement profond dans les croyances de l’époque.

Au-delà des aspects archéologiques, historiques et culturels passionnants de l’exposition du Musée National Suisse, l’aspect artistique n’est pas à négliger non plus : ces pierres levées sculptées ou gravées de représentations synthétiques, parfois abstraites, de personnages masculins et - plus rarement - féminins, parlent à notre regard actuel. Si elles datent des origines, leur puissance esthétique est plus que jamais contemporaine. Leur élégante brutalité est puissamment belle.

La Lombarde 2, Stèle / 4.000-3.500 BC (Château de Lourmarin)

Hommes. Sculptés dans la pierre / Menschen. In Stein gemeisselt

Musée National Suisse / Schweizerisches Nationalmuseum, Zürich

du 17 septembre 2021 au 16 janvier 2022


Le texte ci-dessus ne reflète que mon avis personnel

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