Haus C.G. Jung à Küsnacht

Jeudi 23 décembre 2021. 13h25. Je franchis le portail du Seestrasse 228 à Küsnacht (Suisse). L’adresse qui a été le domaine pendant un demi-siècle - de 1909 à 1961 précisément - d’un des plus grands penseurs modernes, le fondateur de la psychologie analytique, Carl Gustav Jung (1875-1961). Un peu plus d’une heure après, je franchissais le portail dans l’autre sens, heureux d’avoir pu découvrir in situ cette maison ouverte au public depuis 2018 et qui, pour les jungiens, dégage le rayonnement d’un coeur nucléaire.

Le mur sur rue du Seestrasse 228 à Küsnacht

Nous étions neuf à la visite, quatre couples dont un avec un enfant d’environ 5 ans. Le site n’est pas souvent mentionné dans les guides, tout le monde avait donc sa raison d’avoir réservé, par intérêt, révérence ou curiosité. La conférencière d’une cinquantaine d’années nous a tout de suite prévenus que les photos n’étaient pas autorisées à l’intérieur, que nous irions avec elle découvrir les deux pièces attendues à l’étage puis que nous pourrions librement parcourir le rez-de-chaussée où une petite exposition sur les « Premiers travaux visuels et créatifs » de Jung était en cours et que l’accès au jardin nous serait aussi possible.

L’intérieur de la maison date des années 1910 avec quelques réaménagements plus récents mais il a été globalement maintenu dans son esprit d’origine. C’est un intérieur bourgeois d’époque, aux meubles début de siècle et à la décoration de tableaux et de bibelots typiques du temps. J’ai été étonné de la relative petitesse des pièces - le salon est encombré d’un poêle en faïence beau mais massivement disproportionné - et de l’absence de porte-fenêtre dans la salle-à manger, la grande salle principale qui donne sur la façade arrière de la maison et sur le lac : il n’a pas été prévu d’accès direct possible au jardin depuis les pièces de vie - sauf du jardin d’hiver - ni de vue panoramique sur le paysage. La taille et les croisillons des fenêtres apportent d’ailleurs à tout l’intérieur un éclairage en clair-obscur. Pour un visiteur du XXIème siècle, ces détails sont des incongruités qu’ils n’étaient peut-être pas un siècle auparavant. 

L’allée d’entrée de la maison de Jung vue depuis le portail

Conduits par la conférencière, nous avons pu monter au premier étage où une porte sans identité face à l’escalier nous fut ouverte cérémonieusement : celle du Saint des Saints, la bibliothèque-bureau de Jung. Il en avait rêvé dans sa jeunesse et en avait fait le coeur de son projet lors de la construction de la maison. Rien de spectaculaire ni d’atypique pourtant : c’est la pièce intime de quelqu’un qui aimait d’évidence la pensée et les livres. Il avait organisé son lieu comme un antre et une présence est sensible. Trois des murs sont couverts de meubles-bibliothèques où les ouvrages, la plupart à dos de papier jauni ou de cuir, semblent classés par ordre alphabétique de thèmes et d’auteurs (mais le système m’a paru plus compliqué…). Beaucoup de titres antiques, de cultures extra-européennes, de mythologie et de psychiatrie. De l’allemand, de l’anglais, du français, de l’italien… Sur le quatrième mur, les portraits peints de son père et de son grand-père qui encadrent une broderie japonaise font face à son bureau : il lui suffisait de lever les yeux…

Une partie de la bibliothèque est occupée par l’emprise d’une autre pièce, adjacente, comme secrète et dans laquelle on entre par une petite porte depuis la bibliothèque elle-même : le cabinet de consultation de Jung. C’est l’épicentre. Ici, dans 12m² à vue d’oeil, il recevait ses patients pour des consultations de 45 à 50 minutes (on ne sait pas exactement), assis à son bureau d’analyste, le patient installé face à lui dans un fauteuil - sur lequel le gamin s’est assis, ça m’a amusé - et non pas allongé tourné sur un divan. Des livres encore, sur les murs peints en vert comme le plafond. L’ambiance de pénombre est saisissante, voulue car sans doute propice à l’exploration de l’Inconscient, dont cette pièce était la gare centrale. La lumière naturelle pénètre par trois fenêtres insérées de vitraux, copies de médiévaux. Une Flagellation, une Crucifixion, une Mise au Tombeau : des images qui veillaient sur les mots et les silences des patients. Il y aurait beaucoup à en dire…

Carl Jung dans son cabinet de consultation en 1958 (photo : Yousuf Karsh)

Seuls les trois vitraux circulaires du haut sont encore en place aujourd’hui

La bibliothèque et le cabinet : ces deux pièces sont le but de toute visite à la Haus C.G. Jung. Y entrer et y passer quelques minutes, pour toute personne s’intéressant à Jung, l’homme et l’oeuvre, est un moment émotionnellement chargé par une atmosphère, une histoire et une sorte de vertige quand on réalise que c’est entre ces murs, ces livres et ces images qu’il a pendant cinquante ans construit un système de compréhension de l’existence humaine profondément original, inventé des concepts aussi puissants que les complexes, les archétypes et l’Inconscient collectif en travaillant sur les rêves de ses patients comme sur les siens, pour explorer ce qui pour lui était un univers réel et objectif : l’Inconscient. C’est aussi là - et dans sa Tour de Bollingen, non loin, mais c’est une autre histoire - qu’il a écrit et enluminé Le Livre Rouge, son propre voyage dans les abysses et sur les cimes de l’Inconscient...

Revenu au rez-de-chaussée, je me suis à nouveau promené dans les pièces, regardant notamment les photos, les dessins et les écrits du jeune Jung présentés dans la petite exposition réalisée d’après les archives familiales. De ses « Premiers travaux visuels et créatifs » - même si Jung a eu une production de dessins et de peintures vraiment fascinante (il faut absolument voir Le Livre Rouge), il n’a jamais voulu que le mot « art » y soit attaché - qu’on sent bien être des oeuvres d’enfance et d’adolescence, j’ai été frappé par la récurrence des chevaliers en armure s’affrontant entre eux ou à des dragons, des architectures médiévales et des paysages paradoxalement élégiaques. Le surgissement déjà des forces en tension qui allaient occuper toutes ses futures recherches ?

Gradiva, “Celle qui marche” (Relief romain d’après un original grec du IVème s. BC, Musée Chiaramonti, Vatican)

Aussi, dans l’escalier qui joint la salle-à-manger au jardin d’hiver, j’ai remarqué un moulage en plâtre d’un relief antique - une femme grecque en tunique marchant de profil - qui m’a semblé être la Gradiva, l’oeuvre devenue célèbre par l’attachement que Freud lui portait - c’est Jung qui lui avait d’ailleurs fait connaître par l’intermédiaire de la nouvelle de Jensen - et dont lui-même avait un moulage qu’on peut aujourd’hui voir au Freud Museum de Londres. Le fait que Jung ait eu un moulage identique et l’ait fait insérer dans le mur de sa maison à lui m’a plu : malgré tout, il devait rester entre Jung et Freud quelque chose d’indestructible.

Les roseaux, le ponton, le garage à bateaux de Jung et le lac de Zürich vus depuis le jardin

Ayant terminé la visite intérieure et sorti de la maison, je me suis dirigé vers la partie du jardin bordant le lac de Zürich. En 1907, Jung avait choisi d’acheter avec sa femme Emma un terrain à cet emplacement - aujourd’hui à 15 minutes de train de Zürich - parce que « … je devais vivre au bord d’un lac ; sans eau, je pensais, on ne peut pas vivre du tout » (Ma vie, C.G. Jung). Là aussi, j’ai été surpris par la relative modestie de la propriété et du cloisonnement marqué des espaces extérieurs, structurés par quelques arbres et bosquets. La maison qui surplombe la pelouse en pente vers le lac en semble plus massive. Mais l’attraction, c’est bien le lac. Après les roseaux et les galets du rivage sur lesquels les vaguelettes clapotent, l’étendue d’eau ouverte, seulement soumise aux fluctuations des heures et de la météo, devait apporter, après les journées de séances et de travaux, une réponse en sérénité indispensable et un terrain de plaisance pour les balades en voilier. 

La statue d’Atmavictu, souffle de vie et impulsion créatrice

Deux éléments dans le jardin m’ont particulièrement touché. Un peu cachée sur la gauche au bord du lac, une minuscule pièce-cabane toute simple que Jung utilisait souvent pour ses consultations à la belle saison. Avec la présence thérapeutique de l’eau en contraste total de la pénombre cultivée du cabinet du premier étage. Il faut dire qu’iconoclaste, il recevait parfois aussi au potager… Je me suis demandé quel pouvait être l’effet de ces passages d’un espace à l’autre sur les patients… Et puis à quelques pas de là, une étrange statue-totem de pierre dressée sur l’herbe : un vieillard barbu renfrogné à multiples bras, un peu inquiétant. C’est Atmavictu, le souffle de vie et l’impulsion créatrice, une entité qui apparaît pour la première fois dans Le Livre Rouge. Avec lui, avec elle, on est, face-à-face, de plain-pied dans l’univers jungien.

La façade arrière de la maison de Jung avec le jardin d’hiver plus tardif et son toit-terrasse récent

Rebroussant chemin pour me diriger vers la sortie et terminer ma visite, je suis passé devant le jardin d’hiver accolé à la maison. Assez récemment, le toit en a été aménagé en terrasse praticable dotée d’une pièce d’agrément avec vue sur le lac. Alors que je remarquais cette addition, quelqu’un est apparu depuis la porte ouvrant sur l’étage. Et là quelque chose s’est passé. Un homme qui m’a semblé dans la soixantaine, cheveux gris, un peu courbé, s’est avancé lentement jusqu’à la rambarde métallique en me regardant. Une silhouette familière. Comme l’éclair, je me souviens m’être dit « Mais c’est Jung ! » en ressentant une accélération cardiaque subite. J’ai pressé le pas, totalement interdit - et assez affolé - par cette apparition inattendue. Raisonné, je me suis alors rendu compte que pour quelques secondes, je m’étais retrouvé dans un état de confusion cognitive qui m’avait amené à penser que Carl Jung lui-même était là, m’observant. J’ai vite compris que l’homme que j’avais vu, c’était le petit-fils, Andreas Jung, qui habite aujourd’hui la propriété et gère la postérité de son grand-père. Twilight Zone ou synchronicité jungienne, cet étrange épisode m’intrigue encore…

Revenant à l’avant du bâtiment, j’ai jeté un dernier regard à la façade, dont la célèbre signature est l’imposante tour de l’escalier sur laquelle s’ouvre l’unique porte de la maison - c’est par là que passaient jadis les propriétaires, les hôtes et les patients dans un rapprochement personnel/professionnel impensable de nos jours - et qu’accèdent maintenant les habitants du lieu et ses visiteurs. Cette tour que Jung avait tant voulue et sur laquelle il avait fait inscrire sa devise, celle qui est aussi gravée sur sa tombe au proche cimetière protestant de Küsnacht : Vocatus atque non vocatus Deus aderit (Appelé ou non appelé Dieu sera présent). Il ne s’agit évidemment pas du Dieu des religions mais du nom, parce qu’il n’y en a pas d’autre, des puissances métaphysiques qu’il s’est attaché toute sa vie à révéler. Mystères de C.G. Jung.

La porte d’entrée de la maison de Jung avec son inscription latine sur le linteau : “Vocatus atque…”

L’autre inscription, au-dessus, est la dédicace, en latin également, de “la villa construite en ce lieu par Carolus Gustav Jung et Emma Rauschenbach, son épouse, en l’an 1908”.

Haus C.G. Jung

Seestrasse 228, Küsnacht (Suisse)

Visite sur réservation le jeudi après-midi et deux samedis par mois

Le texte ci-dessus ne reflète que mon avis personnel

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